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L'ART D'ÊTRE L'ÊTRE D'ART

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  • 25 mar 2023
  • Tempo di lettura: 3 min

Entre 1984 et 2006, des artistes et des ingĂ©nieur.es ont entamĂ© une collaboration pour crĂ©er ce que les critiques d'art appellent aujourd'hui des "performances robotiques". A l'apparence, il s'agissait de meubles, mais en rĂ©alitĂ©, c’était des robots. Une table qui se met Ă  marcher sur ses quatre jambes, qui sont devenues des pattes. On dirait un petit chien. Une chaise qui se brise soudainement en morceaux avant de se rĂ©assembler et, au prix de mille efforts, se remet sur ses propres jambes, bancale mais pleine de bonne volontĂ©. J'imagine les gens qui regardent ces performances : le fait de voir une table en marche change-t-il la perception que l'on en a ? Peut-on Ă©prouver de l'empathie et de l'admiration pour une chaise qui se brise et qui, au prix d'un effort longuement Ă©tudiĂ© et expĂ©rimentĂ© (feint, pourrait-on dire) se remet sur ses pieds ? L'Ɠuvre d'art n'est plus la chaise, ni la table ; ce sont les gens qui rĂ©agissent. L'Ɠuvre d'art est la rĂ©action. Face Ă  un robot, nous voilĂ  rĂ©agir de la maniĂšre la plus instinctive et la plus humaine possible. C'est lĂ  qui se rend manifeste ce quelque chose d’inexprimable qui est la raison pour laquelle on essaie de s’exprimer, ce quelque chose qui nous permet d'ĂȘtre compris.es mĂȘme si nous ne parvenons jamais Ă  nous exprimer parfaitement, ce quelque chose qui fait en sorte que pas mĂȘme l'impossibilitĂ© de communiquer ne parvient pas Ă  faire de nous des ĂȘtres complĂ©tement seuls, ni Ă  nous empĂȘcher d’y essayer, de s’exprimer. Lorsque j'essaie de dĂ©crire la sensation du soleil sur ma peau, il n'y a pas de mots, pas d'image ou de mĂ©taphore capable de vĂ©hiculer ce que je ressens tel que je le ressens. Je dois faire absolue confiance Ă  l’humanitĂ© de l’Autre. Je dois espĂ©rer que l'autre a dĂ©jĂ  remarquĂ© la sensation du soleil sur sa peau, et que mes mots - les images et les mĂ©taphores avec lesquelles je m’efforce de construire un pont entre moi et l'autre - arriveront Ă  rĂ©veiller cette sensation en lui. On ne cherche pas Ă  transmettre son propre sentiment, Ă  le jeter violemment dans le corps de l'autre en le forçant Ă  vivre une expĂ©rience qui est uniquement et prĂ©cieusement la nĂŽtre, on cherche plutĂŽt Ă  faire resurgir ce qui, dans l'autre, est dĂ©jĂ  lĂ . Car si quelque chose est en nous, il en existe dans l'autre l'Ă©quivalent parfait et qui pourrait nous unir, c’est-Ă -dire qui pourrait combler la distance entre nous. "What a work of art is a man!", fait dire Shakespeare Ă  Hamlet. Qu'est-ce qu'il voulait communiquer ? Que nous sommes toustes autant complexes et bizarres qu'une Ɠuvre d'art contemporaine et robotique et que c'est prĂ©cisĂ©ment par notre complexitĂ© bizarre – qui est ce qui nous rend si difficile d'ĂȘtre compris.es et de nous sentir compris.es – que nous pouvons, paradoxalement, non seulement ĂȘtre compris.es mais surtout nous nous sentir compris.es et comprendre les autres ? Nous sommes toustes une multitude de possibilitĂ©s, nous sommes toustes une immensitĂ© de rĂ©alitĂ©s et de mondes possibles : nous avons le droit de nous contredire nous-mĂȘmes, de changer, d'ĂȘtre incohĂ©rent.es, et nous avons toustes en nous, parmi nos possibles rĂ©alitĂ©s, toute rĂ©alitĂ© qui est propre de l'autre. Nous pourrions toustes ĂȘtre fascistes, nous pourrions toustes ĂȘtre racialisĂ©.es, nous pourrions toustes ĂȘtre femmes, nous pourrions toustes ĂȘtre malades, nous pourrions toustes ĂȘtre gentil.les, nous pourrions toustes ĂȘtre favorisĂ©.es, nous pouvons toustes choisir d'assumer le poids de la libertĂ© totale, de donner corps Ă  la fluiditĂ© dissidente qui nous permettrait de faire l’expĂ©rience la plus totale de ce que ça signifie d’ĂȘtre un ĂȘtre humain. Je pourrais ĂȘtre toi. Mais aussi non. Qui suis-je pour raconter ta vĂ©ritĂ© ? Et qui es-tu pour dire la mienne ? Et pourtant, je pense que je peux sympathiser avec toi, et toi avec moi. Nous pouvons sympathiser ensemble. C’est dans l’étymologie mĂȘme du terme : ressentir les Ă©motions ensemble, avec l’autre. Faire corps avec le ressenti d’autrui. Mais le moment oĂč on essaie de rationnaliser tout ça, le moment oĂč on s’efforce de donner une forme aux expĂ©riences, tout se casse. C’est un Ă©chec programmĂ©, mais c’est une belle difficultĂ© Ă  affronter, celle de se prĂ©senter Ă  l’autre et de chercher dans l’autre, de lui montrer qu’on le comprend.


"Comprendre" (cum + prendere) : contenir ensemble, faire entrer dans un ensemble.


Il y a, parfois, des lueurs de connexion, des instants oĂč l'on entrevoit l'autre et oĂč l'on se sent inclus.es et soutenu.es. Ne serait-ce qu'Ă  travers les applaudissements partagĂ©s face Ă  une chaise qui se brise et se remet debout sous nos yeux.


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