Entre 1984 et 2006, des artistes et des ingénieur.es ont entamé une collaboration pour créer ce que les critiques d'art appellent aujourd'hui des "performances robotiques". A l'apparence, il s'agissait de meubles, mais en réalité, c’était des robots. Une table qui se met à marcher sur ses quatre jambes, qui sont devenues des pattes. On dirait un petit chien. Une chaise qui se brise soudainement en morceaux avant de se réassembler et, au prix de mille efforts, se remet sur ses propres jambes, bancale mais pleine de bonne volonté. J'imagine les gens qui regardent ces performances : le fait de voir une table en marche change-t-il la perception que l'on en a ? Peut-on éprouver de l'empathie et de l'admiration pour une chaise qui se brise et qui, au prix d'un effort longuement étudié et expérimenté (feint, pourrait-on dire) se remet sur ses pieds ? L'œuvre d'art n'est plus la chaise, ni la table ; ce sont les gens qui réagissent. L'œuvre d'art est la réaction. Face à un robot, nous voilà réagir de la manière la plus instinctive et la plus humaine possible. C'est là qui se rend manifeste ce quelque chose d’inexprimable qui est la raison pour laquelle on essaie de s’exprimer, ce quelque chose qui nous permet d'être compris.es même si nous ne parvenons jamais à nous exprimer parfaitement, ce quelque chose qui fait en sorte que pas même l'impossibilité de communiquer ne parvient pas à faire de nous des êtres complétement seuls, ni à nous empêcher d’y essayer, de s’exprimer. Lorsque j'essaie de décrire la sensation du soleil sur ma peau, il n'y a pas de mots, pas d'image ou de métaphore capable de véhiculer ce que je ressens tel que je le ressens. Je dois faire absolue confiance à l’humanité de l’Autre. Je dois espérer que l'autre a déjà remarqué la sensation du soleil sur sa peau, et que mes mots - les images et les métaphores avec lesquelles je m’efforce de construire un pont entre moi et l'autre - arriveront à réveiller cette sensation en lui. On ne cherche pas à transmettre son propre sentiment, à le jeter violemment dans le corps de l'autre en le forçant à vivre une expérience qui est uniquement et précieusement la nôtre, on cherche plutôt à faire resurgir ce qui, dans l'autre, est déjà là. Car si quelque chose est en nous, il en existe dans l'autre l'équivalent parfait et qui pourrait nous unir, c’est-à-dire qui pourrait combler la distance entre nous. "What a work of art is a man!", fait dire Shakespeare à Hamlet. Qu'est-ce qu'il voulait communiquer ? Que nous sommes toustes autant complexes et bizarres qu'une œuvre d'art contemporaine et robotique et que c'est précisément par notre complexité bizarre – qui est ce qui nous rend si difficile d'être compris.es et de nous sentir compris.es – que nous pouvons, paradoxalement, non seulement être compris.es mais surtout nous nous sentir compris.es et comprendre les autres ? Nous sommes toustes une multitude de possibilités, nous sommes toustes une immensité de réalités et de mondes possibles : nous avons le droit de nous contredire nous-mêmes, de changer, d'être incohérent.es, et nous avons toustes en nous, parmi nos possibles réalités, toute réalité qui est propre de l'autre. Nous pourrions toustes être fascistes, nous pourrions toustes être racialisé.es, nous pourrions toustes être femmes, nous pourrions toustes être malades, nous pourrions toustes être gentil.les, nous pourrions toustes être favorisé.es, nous pouvons toustes choisir d'assumer le poids de la liberté totale, de donner corps à la fluidité dissidente qui nous permettrait de faire l’expérience la plus totale de ce que ça signifie d’être un être humain. Je pourrais être toi. Mais aussi non. Qui suis-je pour raconter ta vérité ? Et qui es-tu pour dire la mienne ? Et pourtant, je pense que je peux sympathiser avec toi, et toi avec moi. Nous pouvons sympathiser ensemble. C’est dans l’étymologie même du terme : ressentir les émotions ensemble, avec l’autre. Faire corps avec le ressenti d’autrui. Mais le moment où on essaie de rationnaliser tout ça, le moment où on s’efforce de donner une forme aux expériences, tout se casse. C’est un échec programmé, mais c’est une belle difficulté à affronter, celle de se présenter à l’autre et de chercher dans l’autre, de lui montrer qu’on le comprend.
"Comprendre" (cum + prendere) : contenir ensemble, faire entrer dans un ensemble.
Il y a, parfois, des lueurs de connexion, des instants où l'on entrevoit l'autre et où l'on se sent inclus.es et soutenu.es. Ne serait-ce qu'à travers les applaudissements partagés face à une chaise qui se brise et se remet debout sous nos yeux.
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